La juste distance… une expression floue pour finalement décrire l’indescriptible. Et pourtant, elle est au cœur des échanges professionnels et de notre formation de travailleurs sociaux. Je n’ai jamais vraiment très bien compris pourquoi on y attache tant d’importance. Comment peut-on parler de juste distance comme d’un manuel à suivre avec des règles bien précises : tu ne tutoieras pas, tu mettras une distance entre toi et les usagers, …
Le travail social n’est pas une recette magique qui marche à tous les coups, toutes les situations et individus sont différents. Nous ne pouvons pas avoir la même juste distance avec tout le monde. Bien sûr, je mentirais si je disais que je n’ai jamais essayé d’avoir cette distance, mais j’ai très vite réalisé que ce n’était pas moi, pas ma façon de travailler. En prenant ce parti, je savais que ça pouvait être dur, compliqué, que je risquais d’y laisser des plumes et c’est vrai que ce fut le cas. Parfois, certaines familles sont tellement en demande qu’elles vont jusqu’à vous vider de votre énergie, d’autres oublient que tu as une vie privée et usent de tes coordonnées même les week-ends, d’autres encore oublient que tu es professionnel et te considèrent plus comme un ami. Mais avec le temps, j’ai appris à éviter cela. Quand la relation de confiance est installée avec une famille, il n’est pas difficile de leur dire sincèrement qu’ils vont peut-être trop loin et de replacer le rôle de chacun.
À mon sens, la juste distance est seulement un outil comme un autre qui m’aide à travailler au quotidien, mais ce n’est pas une règle, un objectif ou encore une ligne de conduite. Si je devais expliquer comment je perçois la juste distance, j’en serais bien incapable. Tout simplement car j’ai autant de juste distance que de familles que j’accompagne. Avec une famille, ma juste distance va être très minime, parfois invisible : je vais laisser la famille me tutoyer, je vais donner mon numéro de téléphone ou encore leur proposer de boire un café ensemble… Pour une autre, je demanderai le vouvoiement, je me placerai en situation de hiérarchie ou encore je ne serai disponible qu’à certains temps de la journée… C’est seulement le feeling et l’expérience qui me permettent de faire ces choix qui sont très clairs dans ma tête, mais qui peuvent être amenés à évoluer au fur et à mesure des prises en charge.
Quand j’ai choisi d’être travailleuse sociale, je n’avais déjà qu’un seul but : défendre les droits et permettre aux usagers de s’épanouir dans les meilleures conditions possibles. Alors, parfois, cela veut dire prendre à bras-le-corps l’humain dans sa globalité et le porter, le guider jusqu’à ce qui me semble être le mieux pour lui. Mes termes employés sont bien loin du champ lexical du terme « distance » et cela est une preuve de plus que quelquefois cet équilibre précaire ne peut tenir. Cela ne veut pas dire qu’on doit l’oublier totalement mais seulement que de passer des frontières, basculer d’un côté ou de l’autre ne fait pas de nous un mauvais professionnel mais tout simplement un humain.
Pour illustrer mon propos, je peux prendre une situation que j’ai vécue quand j’étais encore étudiante. J’ai pu réaliser mon stage de dernière année dans un service d’oncologie pédiatrique où les liens noués avec les familles étaient très forts. En tant que bonne étudiante, j’ai toujours essayé de veiller à cette juste distance au sens où nous pouvons l’apprendre. Pourtant, quelques mois après la fin de mon stage, je reçois un message sur Facebook de parents d’un enfant que j’ai suivis : « Ancelin est décédé, nous savons que vous ne travaillez plus à l’hôpital, mais nous tenons à vous le dire … ». Même avec toute la juste distance possible, je n’ai pas pu contrôler la décision de ses parents. C’est à ce moment-là que j’ai compris que la juste distance n’est pas qu’une théorie d’école, mais que dans la réalité elle doit être ajustée à chacun.
