On se souvient toujours de nos premières fois. Les premiers rires, les premiers visages des professionnels, les premières angoisses, les premiers sentiments de colère et de révolte face à la réalité. Surtout quand l’utopie d’une jeune étudiante de « sauver le monde » est confrontée à l’injustice, à la pauvreté et au rejet…
Ce point de départ est aussi l’histoire d’une jeune étudiante. Elle est inquiète, prête à faire demi-tour, et montre une nouvelle peur mais consciente. Mais ce ne sont pas les enfants qui la touchent, ou même la lutte à laquelle ils sont confrontés… mais plutôt la personne qu’elle est à ce moment-là, sa légitimité d’être là, comme ça, au milieu des histoires de vie.
Mais je ne suis pas seule, et ce n’est pas à propos de moi non plus… c’est plutôt une rencontre entre la personne qui m’a inspirée à réfléchir, que j’admire constamment, que je respecte de plus en plus, et qui m’offre ce précieux droit à la liberté chaque jour : l’empathie. Elle est mon alliée, ma fondation, ma muse, et elle seule peut mener ce combat. Ce n’est pas une bataille innée, mais une que j’ai choisi de mener…
De l’autre côté de la porte, des âmes sensibles, des corps fragiles, des enfants devenus patients, malades, réduits à la souffrance d’une bataille irrationnelle, dans une arène sombre et livide, où règne l’injustice qui emprisonne la vie, détruit l’enfance, embrouille l’avenir et déforme l’espoir…
Mais au fond, je veux cette rencontre. Je suis sûr de ce qui en découlera, mais j’ai peur de l’inconnu, peur du choc entre la vie, la mienne, et cette réalité sombre, triste… car la peur a toujours résidé en moi sous un sentiment de colère. Mais étrangement, à ce moment-là, cette colère n’est plus la même ; son visage change et me conduit à une détermination d’agir dans la quintessence et contre l’impensable.
C’est ainsi que j’ai décidé de plonger, d’entrer dans un endroit où une nouvelle histoire est susceptible d’être écrite… Je n’en sais rien, et je ne sais même pas comment elle sera écrite, mais je sais pourquoi elle doit être écrite. Quelques minutes plus tard, sous ce masque, l’empathie est entrée en scène et a livré une interprétation puissante, juste et singulière, reçue et reconnue par une seule phrase qui résonne encore aujourd’hui dans chacune de mes actions…
« Merci de m’avoir rendu mon humanité… ».
Les paroles d’une mère qui, dans son passé, a brûlé son fils. Les paroles d’une mère assise en face de moi pendant 3 heures. Les paroles d’une mère qui m’a raconté l’inimaginable. Les paroles d’une mère qui ont continué sans interruption…
Il m’a fallu un certain temps pour réaliser que cette rencontre était plus qu’un simple drame ; elle reflétait une société malade. Pour dire la vérité, ce n’est qu’après 8 ans et la présentation de cette situation dans le cadre de mon master que j’ai pu voir cette situation dans un contexte global de justice sociale. Mais pour cela, je dois regarder en arrière.
Ces mots font suite à ma décision de rencontrer cette mère pour comprendre et mettre en mots les problèmes qui l’ont poussée à agir de cette manière. J’ai lu un nombre impressionnant de rapports : certains du service de premiers secours, d’autres de la police et d’autres encore de psychologues. Cependant, tous parlaient uniquement de l' »accident », des conséquences ou des mesures juridiques. Ils n’ont pas discuté des raisons qui auraient pu amener cette mère à agir ainsi, de son histoire, de son contexte et de ses conditions de vie. Comme si rien de tout cela n’avait d’importance.
Alors, pendant notre entretien de 3 heures, je lui ai posé une question : « Bonjour, je m’appelle Nolwenn. Je suis chargée du soin et du soutien éducatif de votre fils pour 4 mois. Pour pouvoir l’accompagner et l’aider à grandir, j’ai besoin d’entendre vos mots. Je ne suis pas une policière, ni même une juge. Je ne suis pas là pour juger ou prendre des mesures restrictives. Je suis ici avec vous, uniquement pour avoir tous les outils nécessaires dans ma poche pour accompagner votre fils dans son développement. Nous ne sortirons pas de cette pièce tant que vous ne m’aurez pas raconté votre histoire. Je suis prête à écouter. »
À la fin de cette question, un long silence, suivi de larmes pendant plusieurs minutes. Ensuite, un flot de mots qu’elle ne pouvait pas arrêter : de son enfance à son parcours migratoire, en passant par son arrivée en France, les violences domestiques, son travail au noir parce qu’elle n’avait pas de papiers… Avant que je réalise ce qui se passait, cette mère venait de déverser son histoire.
C’est là que j’ai compris. Pour vous dire la vérité, j’ai pensé que ça aurait pu être moi. Dans ses mots : « Dans ma situation, le mieux pour mon enfant était de lui rendre sa liberté. Nous n’avions aucun avenir à lui offrir, ni moi ni la France ».
Ça aurait pu être n’importe qui ; il y en a des milliers comme elle : une femme seule sans papiers dans un pays qui ne la veut pas, entourée de personnes qui profitent de la situation : logement surévalué et insalubre, refus des organisations de prendre en charge son enfant pour qu’elle puisse travailler, travail au noir la nuit avec un salaire indécent, la peur d’être arrêtée et renvoyée dans son pays, de retomber entre les mains d’un mari violent, etc.
Je me suis souvent demandé si la garde de son enfant, l’obtention de papiers et un logement décent auraient pu éviter cette tragédie. Je n’ai aucun doute là-dessus. Je suis sûr que si la société avait écouté cette mère et pris le temps de la rencontrer, rien de tout cela ne serait arrivé.
Au final, et si la société était à blâmer ? Une société qui n’a rien fait pour empêcher cela mais qui prend maintenant ombrage de cet acte.
