La vie comporte certains moments que nous n’oublierons jamais, des moments qui nous emmènent ailleurs et nous réveillent à notre environnement, des moments précieux que l’on rencontre rarement dans la vie. À l’époque, je m’occupais d’un garçon de 2 ans atteint du syndrome de Down en travaillant comme éducatrice dans un hôpital. C’était la première fois que je le revoyais pour une séance de jeu après plusieurs semaines en réanimation. J’ai découvert un jeune garçon sans voix et aussi fragile qu’une poupée de chiffon. Je savais dès que je l’ai vu que m’asseoir à ses côtés, lui tenir la main et chanter ses comptines préférées était la chose la plus importante. Mes joues ont commencé à rougir de larmes que je n’avais même pas remarquées et pour lesquelles je n’avais aucune explication. J’ai choisi de laisser mes émotions couler plutôt que d’essayer de les essuyer ou de les cacher, même si j’ai normalement un contrôle total sur elles. Je ne pouvais pas détacher mes yeux de cet enfant pendant tout le temps où je l’ai vu, il me fixait sérieusement. Quand il a été temps pour moi de partir, j’ai senti sa main me saisir fermement et je n’ai pas pu me libérer. Comment un jeune enfant qui venait de sortir de semaines de réanimation et qui manquait de muscles pouvait-il me saisir si fermement ? Ce n’est que quelques jours plus tard, après avoir partagé cette histoire avec mon psychologue, que j’ai réalisé que c’était simplement ce que nous appelons une rencontre, le genre de rencontre réelle qui vous transforme définitivement. Nous n’étions plus un enfant et un éducateur dans cette pièce aux stores fermés ; au contraire, nous étions deux individus qui bénéficiaient et apprenaient l’un de l’autre, deux individus qui s’aidaient mutuellement pendant une période difficile et stressante. Pendant très longtemps, je me suis senti mal d’avoir laissé cet enfant voir ce que je ressentais profondément et de lui avoir fait porter mes émotions alors qu’il était en détresse. Et puis j’ai réalisé, avec difficulté, que je venais de vivre le sommet de la réussite de ma carrière d’éducatrice. Parce qu’être éducateur ne nécessite pas d’être un super-héros, sans défaut, ou même visionnaire. Être éducateur signifie être authentique, apprendre de nouvelles choses et être ouvert à l’interaction humaine. Je suis une éducatrice, et j’en suis fière. Après ce moment, je peux enfin le dire. Et personne ne pourra jamais me voler ce moment.
